Travelling Taipei 2 : About Singing Chen, une réalisatrice sans frontières

Singing Chen, Louise Gandubert et Eudice Plumelet.

Singing Chen est une réalisatrice taïwanaise, née à Taipei en 1974. Elle fait des études de communication et s’initie à la réalisation en travaillant auprès du réalisateur taïwanais Huang Ming Chuan. Son premier film Bundled voit le jour en 2000, il entre dans le cadre d’un projet de fin d’études qu’elle a décidé de mener en s’intéressant à la communauté sans-abri de Taipei. Bien que ce film soit une fiction, le personnage principal, (Ming-A) est un véritable marginal. Elle poursuit sa carrière en alternant avec des courts et des longs métrages, tantôt proches de la fiction (The Pig, The Clock, God Man Dog) tantôt du documentaire (The Walkers, In trance We Gaze). Pour la réalisatrice, ces deux catégories n’ont toutefois pas lieu d’être : la pratique documentaire nécessite une forme d’écriture (une trame narrative, suivie du montage qui est en soi une forme de mise en histoire) ; de même, ses projets de fiction portent toujours sur des sujets et des problématiques solidement ancrées dans la réalité sociale de Taïwan (la condition des sans-abris dans Bundler, les maladies mentales et l’amnésie dans The Clock, la pression sexuelle subie par les femmes dans God Man Dog, ou encore la lutte de celles-ci pour continuer à exercer leur métier en vieillissant comme dans The Pig).

Parmi les thèmes de prédilection de Singing Chen, on trouve le rêve. La réalisatrice avoue « rêver très souvent » et s’inspire de ces rêves pour imaginer ses films. Certains, comme Bundled, assument une dimension onirique, en insistant sur l’errance des personnages et leur mal-être existentiel : le rêve est à la fois présenté comme un échappatoire à une réalité difficile (« Is anyone selling dreams ? ») mais il est aussi exploité dans toute sa dimension inquiétante, paralysante, insaisissable : personne n’est capable de troubler l’homme qui dort, même pas la journaliste qui s’est prise d’affection pour lui. On retrouve la thématique du rêve à de nombreuses reprises dans sa filmographie, toujours traité dans cette ambivalence : le rêve permet à la fois une démonstration du pouvoir esthétique et symbolique de l’imagination, mais il est aussi oppressant, prémonitoire, lugubre.

Le rêve chez Singing Chen est donc étroitement lié avec la mort, qui est également un thème récurrent dans ses films. Toutefois, plus que la mort, c’est le traumatisme lié à la mort et ce qu’il crée chez les personnages qui importe. Ainsi, dans The Clock, nous apprécions particulièrement la dynamique du duo comique et touchant que forment les deux personnes âgées, anciennement voisins, qui tentent de redonner un sens à leur vie après la mort d’un proche : l’un reste irrationnellement attaché à la maison qui tombe en ruines, tandis que l’autre, personnage amnésique et innocent, a choisi d’arrêter le temps dans sa tête. Entre destruction et renouveau, Singing Chen filme une difficile acceptation du temps qui passe et de l’évolution des traditions et des modes, des éléments figurés par l’architecture contrastée de Taipei. Aux grands immeubles vitrés et modernes, Singing Chen préfère les abris de fortune dans des coins reculés (In Trance We Gaze), les quartiers anciens et délabrés (The Pig) ou encore les « chez-soi » branlants nichés au cœur des villes, comme dans The Bundler, où l’un des personnages habite dans un appartement aménagé dans le creux d’un pont.

Le rapport au sacré est un point essentiel de son cinéma, et quand elle interroge la metteuse en scène Lin Lee-Chen dans The Walkers, celle-ci exprime l’idée selon laquelle la religion est en fait dans le quotidien, dans les petits gestes de tous les jours. Ainsi, Singing Chen s’interroge sur la place de l’homme et des Dieux dans God Man Dog. Dans ce film, chacun attend une révélation, un miracle qui pourrait changer leur vie. La religion, le sacré, sont dans tous ces moments de pause, où il ne se passe rien, une sorte d’entre-deux de l’action, et c’est ce qui rend ce film aussi fascinant. Le camion-statue poursuit sa route au milieu des routes sinueuses de montagne, comme un espoir dans l’obscurité. God Man Dog est lui aussi une sorte de lueur au milieu de la nuit, et nous pousse à croire en l’humanité. C’est peut-être dans ce point de rencontre entre tous les personnages que le miracle se produit, avec l’idée que nos vies résonnent les unes avec les autres. La réalisatrice mêle ainsi prouesse de la mise en scène et subtilité du message. La religion chez Singing Chen, ce sont ces liens qui nous unissent, un appel à la solidarité et à la compréhension, déployé à travers la multiplicité des subjectivités. Enfin, c’est un film qui nous interroge sur l’absurdité de notre existence : à quoi cela peut-il servir d’avoir un tapis de course au milieu des montagnes ?

Mais le travail de Singing Chen est aussi particulièrement saisissant d’un point de vue esthétique. Certains plans, certaines couleurs, restent marqués dans nos mémoires (le crépon jaune sur une coiffe de parade dans In Trance We Gaze, le lancer de ballons et la blancheur futuriste de la déchetterie dans Bundled, la perruque rose poudré de la chanteuse de The Pig). Pour la réalisatrice comme pour la danseuse Lin Lee-chen qu’elle suit pendant plusieurs années dans son documentaire The Walkers, la matière, la texture, sont importantes. Comment rendre visible la texture du cinéma ? En jouant sur les ombres et les lumières, en alternant entre le jour et la nuit, entre l’intérieur et l’extérieur, entre la ville et la nature. Pour sûr, Singing Chen ne laisse rien de côté, et à travers son cinéma, ce n’est plus seulement Taipei qui se montre, mais Taiwan tout entière, avec ses nombreuses facettes, sans édulcorants et sans compromis. Aux majestueuses compositions scéniques de la chorégraphe Lin Lee-Chen répondent les plans mystérieux et et désarmants d’une nature brute où l’humain se reconnecte à son corps, à son instinct. L’enracinement, le respect de soi et des autres, l’exercice ritualisé d’une danse, tout cela compose une esthétique du Rituel, soulignée par la présence de nombreux temples et l’inclusion de moments de cérémonies religieuses dans la trame narrative des films. Singing Chen confie ainsi avoir vécu dans un vieux quartier de Taipei, où les cérémonies se succédaient, avec leurs statues sculptées et leurs couleurs chatoyantes. Vivre au milieu des religions qui coexistent à Taïwan, a forgé chez la réalisatrice un rapport de proximité avec les divinités et une conscience aigüe des choses essentielles à la vie humaine : ainsi, au sein de ses films, des communautés se forment, les murs de silence se brisent, il s’agit de savourer la chance que l’on a, de prendre soin d’un corps qui nous rend puissant, d’une nature qui nous nourrit physiquement et spirituellement. Quoique attachée aux paysages et aux lieux, Singing Chen explore la complexité des relations humaines. Les personnages murés dans leur silence, leur manière de parler, d’échanger entre eux, avec méfiance, évitement, nous touchent et nous ressemblent. Mais nous attendons surtout le moment d’ouverture, le discours vulnérable et fragile qui réouvre la plaie en la guérissant. Et n’est-ce-pas grâce à cela, grâce à cette sincérité entre les uns et les autres, que nous pouvons avancer ? The Pig semble nous le confirmer, avec l’arrivée de cette pluie providentielle, comme une vague de larmes divines en écho à celles versées par ceux d’en bas, comme un filet d’eau clair pour laver les blessures, comme un geste de la nature pour redonner vie à la nature mourante et aux être désespérés.

Il semble ne pas y avoir de frontières dans le cinéma de Singing Chen, tout est mêlé, que ce soit les dieux, les hommes et les chiens (God Man Dog), ou la nature et l’homme (The Walkers). L’art, la spiritualité, le quotidien, tout coexiste et cohabite. Le cinéma est un microcosme de cette vie riche et plurielle : le miroir que nous tend la réalisatrice est toujours composite, et reflète à chaque instant une nouvelle image  de la réalité. Singing Chen semble être de ces réalisateurs qui sondent notre âme, brouillent nos repères pour en créer de nouveaux. En faisant la lumière sur le monde, elle y dévoile toute sa poésie, douce et amère, elle y laisse entendre de nouvelles voix, discordantes ou harmonieuses, et enfin, elle stimule notre regard toujours avide d’onirisme et d’émotions. 

Louise Gandubert et Eudice Plumelet

Masterclasse du 22 février 2024, de gauche à droite, Blaise Thierrée (traducteur), Singing Chen (réalisatrice), Nicolas Thévenin (revue critique Répliques), Louise Gandubert (étudiante en cinéma CPGE LYON), Eudice Plumelet (étudiante en cinéma CPGE LYON), Sun Maojuan (traductrice)

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