La beauté du geste, éloge de Jacques Rivette.

L’expression « éloge funèbre » ne convient pas à Jacques Rivette. Eloge, peut-être, funèbre, non. Jacques était un rieur. Je me souviens voir son rire pour ainsi dire détaché de son visage, flottant, le rire du chat d’Alice, insituable. Ni mépris, ni supériorité, un étonnement, seulement, celui d’un enfant qui aimait filmer les femmes et qui n’avait pour cela besoin d’aucun laissez-passer de scénario. Peut-on même parler d’improvisation quand, toute fascination écartée, l’on s’aperçoit que Rivette filme à peu près toujours les mêmes situations, la seule même situation : celle de l’improbable rencontre de chacun (chacune) avec son autre ? Les chemins se croisent et les corps s’évitent, et voilà pourquoi ça dure, pourquoi ça n’a pas de fin. Tout est aimanté, chez Rivette, les corps, les paroles, les gestes, les nuages, tout s’attire sans s’atteindre. Peut-être le cinéaste comptait-il sur la beauté contrariée de ses personnages féminins, portés par des comédiennes aussi géniales que Bulle Ogier ou Juliet Berto, Jane Birkin ou Sandrine Bonnaire, pour parvenir à des intensités de pur cinéma, au-delà de l’intrigue, au-delà du récit, au-delà de la pertinence, au-delà même de l’invocation rituelle à la cohérence, à la justification, à la logique, à la nécessité, qui sont l’ordinaire de notre temps, et qu’un seul plan-séquence de quinze minutes avait le pouvoir de dissoudre jusqu’à la sortie du cinéma. Jacques Rivette m’aura appris à aimer le presque-rien du temps qui passe en devenant, sur un écran, presque tout. Autrement dit, laisser libre la fiction de devenir documentaire.

Jean-Louis Comolli, 29 janvier 2016.

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