La Rivière : “allez le voir deux fois !”

Transcription de la conférence avec Dominique Marchais après la projection en avant-première au cinéma de l’Arvor de son dernier film La Rivière. Entretien dirigé par Eric Gouzannet, directeur du cinéma de l’Arvor et accompagné de Pauline, représentante de l’Association Eaux et Rivières de Bretagne.

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Présentation avant le film :

Eric Gouzannet : Tu [Dominique Marchais] n’as pas fait d’études de cinéma mais tu as fait de la philosophie. Tu es parti après dans la presse, tu as été journaliste aux Inrockuptibles et c’est là qu’on s’est rencontrés puisque tu suivais le festival du film de La Rochelle. Ensuite, je ne sais plus par quel biais, tu décides d’aller vers le cinéma et donc tu réalises quatre films documentaires, celui-ci est ton quatrième documentaire qui sortira très prochainement. Merci ! Tu étais venu pour ton précédent film [Nul homme n’est une île] également dans l’ancien Arvor, rue d’Antrain, et voilà La Rivière. Merci Dominique et merci de l’applaudir. 

*applaudissements*

Dominique Marchais : Merci d’être venus si nombreux. Merci à l’Arvor pour cette avant-première. Merci à Eaux et Rivières de Bretagne qui est présente aussi je crois en force ce soir. J’espère que le film va vous plaire, en tout cas il va vous [les membres de l’association Eaux et Rivières de Bretagne] intéresser je crois. Merci à Mélanie Gérin qui est la productrice du film, qui est là ce soir et à Camille Lotteau qui est… Je ne sais même pas quoi dire parce qu’il est monteur, collaborateur artistique … enfin Camille accompagne ce film depuis le premier jour des repérages jusqu’aux débats *rire* : investissement total. Donc merci à Camille, bonne projection et à tout à l’heure pour une discussion.

Eric Gouzannet : Alors pour ceux qui ne connaissent pas Camille, Camille est Rennais, il travaille à Rennes. Et Mélanie aussi est originaire de Rennes. On joue un peu à domicile et avec Dominique nous vient de Paris…

Dominique Marchais : Non de Bordeaux !

Eric Gouzannet : De Bordeaux pardon.

Dominique Marchais : Récemment Bordelais, depuis quelques années.

Eric Gouzannet : Et bien écoutez, bonne projection !

Dominique Marchais : À tout à l’heure ! 

*applaudissements*

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Conférence : 

Eric Gouzannet : Merci. On est accompagné de Pauline de Eaux et Rivières de Bretagne, qui va participer à l’animation, et puis aussi à vous de poser vos questions. Merci pour cette réception, merci Dominique, on est dans un film qui coule, un film qui nous mène de l’Adour jusque dans les montagnes, on est aussi dans la beauté, la beauté des images, mais aussi les propos un peu effrayants. J’avais une question qui est d’ordre avant tout technique : je voulais savoir pourquoi ce cadre un peu serré, 1.37 je crois, est-ce un choix ? Vous voulez sûrement exprimer quelque chose.

Dominique Marchais : Oui, donc c’est 1.37, ou 4/3, et c’était le format standard très longtemps, le format du muet, jusqu’aux années 50… il y a eu d’autres formats mais, comment dire, pourquoi ce format… La question m’a été posée par Martin Roux, le chef opérateur ; j’avais tourné mon premier film court-métrage dans ce format et je me souviens qu’à l’époque j’étais allé voir les impressionnistes, enfin les Monets, et je m’étais aperçu qu’on a souvent l’impression que ce sont des formats allongés ; c’est qu’en fait la plupart des tableaux de la Seine par Monet sont des formats qui ressemblent pas mal au 1.37. Tous les films de John Ford sont en 1.37, enfin non, il me semble que les Cheyennes n’est pas en 1.37. En fait, on peut très bien filmer les grands espaces au 1.37. C’est un format qui est plus exigeant que le 16/9, plus contraignant. Je pense que c’est pour ça que Martin m’a posé la question de tourner en 4/3, parce que je lui avais dit que je voulais qu’il me force à ralentir le tournage et qu’il pose des contraintes, qu’on soit moins à subir les flux de parole et à enregistrer, mais à prendre notre temps, pour bien choisir l’endroit où on allait poser la caméra. Et si on veut avoir des images composées au 4/3 il faut prendre un peu plus son temps qu’au 16/9, qui est un format je dirais plus souple, plus polyvalent, où il est plus simple d’avoir à la fois le visage et le paysage derrière. La raison profonde d’un format plus carré, c’est que je pense que c’est un film qui concentre le regard sur la rivière, et même sur le dedans de la rivière, il y a donc cette idée de zoom avant, de concentrer l’attention au centre et j’avais l’impression que le 4/3 était plus à propos pour l’effort aussi mental que le film demande. Pas élargir : concentrer.

Pauline : Ce que j’aime beaucoup, c’est que ce film arrive, en 1 H 45 à évoquer, grandement, tous les sujets autour de l’eau : la question des pollutions, de la biodiversité, de notre rapport à l’eau, des prélèvements qu’on en fait. Je trouve que c’est un format réussi à ce niveau, parce que c’est difficile d’avoir une vision globale de la rivière, de parler de ce qui ne va pas bien, mais aussi de ce qui va bien, et de montrer la beauté des rivières ; je trouve que c’est super dur, souvent. On veut tellement montrer ce qu’il ne va pas bien qu’on oublie de montrer ce qui est beau, et pourquoi on veut protéger les rivières, et franchement ce film est magnifique car il montre pourquoi on veut protéger les rivières, pourquoi les gens les aiment et pourquoi les gens aiment les poissons.

Dominique Marchais : Oui bien sûr, parce que c’est beau. Effectivement j’ai évoqué Monet, les impressionnistes, c’est un format qui aide à travailler la dimension picturale du film, je pense.

Eric Gouzannet : C’est vrai que tu as une diversité de points de vue, de protagonistes ; c’est un parcours que tu as creusé ? C’est des rencontres ? C’est comment tu tisses, c’est ton écriture ? C’est l’aide de Camille ?

Dominique Marchais : Alors, quand on commence les repérages, à faire des voyages… D’abord, ça faisait une dizaine d’années que je fréquentais cette région parce que j’ai un ami, que j’ai rencontré suite au Temps des Grâces, qui m’a fait connaître le Gave d’Oloron et les problématiques de cette rivière. Lui-même était pêcheur, à la mouche, moi je ne connaissais rien au monde de la pêche. Cet ami, qui s’appelle Jean-François Gaillard, m’a fait gagner beaucoup de temps puisqu’à chaque fois que je le voyais, il me racontait des histoires, donc déjà des personnages s’étaient installées… Lorsqu’il était question de tourner je n’ai plus eu qu’à lui demander : « Tu sais, celui dont tu m’as parlé, donne- moi son portable ». Ensuite on est allé les voir avec Camille, enfin, j’en avais déjà rencontré avec Jean-François. Les premiers voyages de repérage néanmoins, on travaille un peu large, on est aussi allé voir un agriculteur, une femme qui possède plusieurs barages, plusieurs centrales hydroélectriques. À ce moment-là le film se cherche encore, est-ce que je vais donner la parole à tous les acteurs de la rivière ? Est-ce que l’administration, les fonctionnaires territoriaux vont participer au film ? J’avais l’impression que ce travail avait déjà un peu été fait lors du Temps des Grâces. Et là, plus on avançait, plus on se disait qu’on n’avait pas envie de faire un film qu’on avait déjà fait, en le déplaçant sur la rivière plutôt que sur l’agriculture. Et aussi, il y avait une évolution générale de film en film, qui fait que je n’avais plus tellement envie de donner la parole, une parole qu’on entend trop, la parole portée par l’Etat, autour de la transition énergétique… J’avais envie de concentrer l’attention sur les défenseurs et les amoureux de la nature. J’avais envie que le film s’installe dans un camp… pas forcément conscient de lui-même, ou organisé, qui est très morcelé. Je donne cette anecdote : quand on a fait la première projection pour montrer le film à ceux et celles qui ont participé, c’était à Salies-de-Béarn, ils sont tous venus, enfin tout le monde sauf les étudiants, il y avait tous les gens des Pyrénées atlantiques. Et j’étais surpris de constater qu’aucun d’entre eux ne se connaissaient, alors que pourtant on a filmé sur un territoire assez petit. Certains certaines se connaissaient de réputation ou de nom mais ne s’étaient jamais rencontrés. Ça dit bien, une fois de plus, à quel point les défenseurs de la nature sont trop désunis, trop fragmentés en tout cas. Donc il y a un travail à faire de ce côté- là. J’ai envie de dire que le film concentre son attention politique sur ce travail d’union, de fédération à faire, plutôt que de s’adresser toujours à un autre dont finalement on connaît par cœur la rengaine.

Pauline : Ce que je remarque aussi beaucoup dans les films, comme vous le dites, c’est qu’on donne souvent la parole aux deux camps ; on met souvent, par exemple pour les climato-sceptiques et les scientifiques, la parole au même niveau. C’est souvent ça le problème : on fait croire que c’est la même chose la parole d’un représentant de l’industrie qui vend des engrais, et celle d’un pêcheur qui voit sa rivière être dégradée année après année. Et ce qui est important c’est de montrer les conséquences de nos choix à tous et à toutes pour l’environnement. Et montrer qu’en effet, pour toutes les rivières, partout, il y a des conséquences et on les voit dans le film ; et c’est important de comprendre qu’en effet il y a des paroles qu’on entend beaucoup, mais qu’en réalité ce n’est pas ce qu’on constate. C’est souvent ce qu’on oublie, on fait croire que ce que nous disent les représentants c’est la science, et nous, les écolos, on serait les empêcheurs de tourner rond, on ferait ça pour trois petites espèces, mais « c’est pas grave trois petites espèces, on s’en fiche, regardez, tout va bien ». Mais en fait tout va bien au premier au regard, quand on commence à fouiller un peu plus, c’est bien plus compliqué que ça, et quand on commence à rajouter le changement climatique qui nous arrive très vite, on en voit déjà les premières conséquences, et c’est d’autant plus visible dans les montagnes. Non, tout ne se vaut pas, et je pense que c’est important. Moi elle m’a beaucoup marquée l’image où il retourne la pierre, et montre qu’aujourd’hui elle n’est plus propre, car on pollue notre environnement et qu’en effet, les rivières ne sont plus comme avant, et elles ne seront pas non plus comme ça dans dix ans.

Dominique Marchais : Je suis tout à fait d’accord, c’était ça l’idée, je n’avais pas envie de faire un film pour débattre avec des acteurs qui font partie du problème et pas de la solution. C’était très clair, et donc tous ces acteurs économiques et étatiques ont basculé complètement dans le hors-champ du film.

Pauline : Je note quand même que sur les paysans et les producteurs d’électricité, vous [Dominique Marchais] montrez quand même que c’est compliqué : qu’est ce que ça veut dire faire de l’électricité propre ? Qu’est ce que c’est comme choix ? Qu’est ce qu’on dit quand on parle « d’énergie verte » et quelles sont les conséquences de ces énergies vertes qui en effet ne sont pas des énergies qui produisent du carbone directement ? Qu’est ce que cela signifie comme choix de société ? On voit avec la méthanisation en Bretagne qu’on veut faire la même chose qu’on faisait avec le carbone. Et bien, non, en fait, si on veut vraiment faire de l’énergie verte cela nécessite des changements radicaux. Et en effet, il y a des solutions qui nous semblaient bien il y a 20, 30, 40 ans comme les barrages, parce que l’eau coule et cela semblait intéressant, mais aujourd’hui avec toutes les dégradations qu’on a sur l’environnement, faire des barrages et continuer à les maintenir en place, ça a des impacts. En Ille-et-vilaine, on est particulièrement concerné parce qu’on a fait beaucoup de plans d’eau. Est-ce que vous avez une idée du nombre de plans d’eau en Ille-et-vilaine ? 

Public : 2 ! 

Pauline : On en a 45 000 en Bretagne et 15 000 en Ille-et-vilaine. On en a, à peu près, 3/km2. C’est la première raison de dégradation sur le paramètre quantitatif. C’est-à-dire que l’eau se réchauffe et donc s’évapore plus que la normale. Donc ces barrages qu’on a fait pour l’usage de loisirs surtout, dans les années 1970, ne sont pas sans conséquence. En effet, il y a aussi des avantages : les plans d’eau sont une ressource de biodiversité, donc on a des oiseaux, ce genre de choses. Mais ça a aussi des conséquences cachées. Et donc la question des barrages montre toute la complexité du sujet.

Public : Merci beaucoup pour ce film ! C’est beau, très poétique. On apprend plein de choses. Et surtout la temporalité du film. Quand on voit comment ils fabriquent les mouches, qu’on voit les papillons ou le maïs notamment. J’aime beaucoup la scène du maïs parce qu’on prend beaucoup de temps à regarder un épi de maïs, on a tous déjà vu un épi de maïs mais celui-là est très beau, notamment par sa couleur et par la façon dont il en parle. Je trouve que la clé du film c’est vraiment ça : le temps qu’on prend avec chaque personnage. Et avec chaque personnage, on crée nous- même une histoire, en se disant « tiens, la prochaine fois que je passerai devant un champ de maïs, j’irai voir ! ». Au bord de la rivière, cet homme qui regarde les papillons et les insectes arriver, c’est magnifique ! Quand vous avez commencé à écrire le film, j’ai vu que vous aviez le brouillon d’un rêve donc je voulais juste savoir si tout cela était dans le projet écrit ou si au fur et à mesure vous avez rencontré des gens ou vous les connaissiez déjà ou aviez déjà écrit ces personnages ? 

Dominique Marchais : Un film documentaire, effectivement, il faut l’écrire pour des recherches de financements et de plus en plus les scénarios de films documentaires ressemblent à des scénarios de fiction en terme de nombre de pages, etc. C’est un peu contradictoire parce qu’on ne sait pas exactement ce qu’on va filmer, donc il y a toujours plusieurs étapes d’écriture. Il y a un premier dossier d’une quinzaine de pages qui prend des années d’écriture. À partir de là, si on a des aides, on peut faire des repérages. Ce sont des allers-retours permanents, en tout cas dans la façon dont je travaille, entre le texte et le terrain donc les dernières versions des scénarios sont généralement assez proches du film parce qu’il y a déjà eu tout un tas de décisions qui ont été prises. Parfois même, j’écris encore alors qu’on est déjà dans le montage parce qu’il y a encore des financements qui nous manquent. Pour vous répondre, le scénario est évolutif. Si je prends la première version, elle a peu à voir avec le film. De même dans sa structure, puisqu’au début le film était tributaire des catégories « amont » et « aval ». D’ailleurs à l’époque le projet s’appelait « La ligne claire » avec l’idée de faire le portrait d’une rivière : le Gave d’Oloron, de la source jusqu’à l’embouchure. En travaillant et en comprenant mieux le fonctionnement des bassins versants et les relations entre les rivières et les nappes, ça ne devenait plus possible pour moi de faire un film comme ça. Justement j’avais l’impression que c’était précisément cela qu’il ne fallait pas faire. J’ai essayé plutôt de déconstruire la rivière et de montrer que les circulations sont plus complexes, dans tous les sens, et que la rivière n’est que la partie visible d’un réseau qui se poursuit souterrainement mais aussi dans l’atmosphère. Donc plus de construction [du film] de l’amont vers l’aval mais des sauts de puces : d’un bassin versant, on passe du Gave à un ruisseau, de l’amont à l’aval, il n’y a pas d’importance. Cela, ce sont des questions qui ont à la fois à voir avec la compréhension progressive que j’ai de l’objet du film, qu’est ce qu’un réseau géographique ?, et qui ont des conséquences formelles sur la structure et la construction du film. Cela change tout.

Public : Merci pour ce film. Je voudrais compléter la question qui a été posée. Moi c’est au niveau des personnes qui sont dans le film, je trouve qu’il y a une douceur, un rapport à eux qui est très simple. Pour moi, ce sont tous des militants ou des militantes, mais dans leurs paroles, ils ne le sont jamais, dans la façon dont ils vous parlent ou nous parlent. Et je trouve que cela est aussi un travail qui doit être fait, que les choses soient posées. Il y a du temps passé avec eux. Vous les connaissez déjà sans doute, mais je trouve que c’est comme la rivière qui coule, les gens sont dans ce rythme là. C’est-à-dire qu’ils pourraient être plus agressifs, ils pourraient être plus militants comme on connaît certains militants mais ils ne le sont pas. Ce sont des bons professeurs sans être des professeurs non plus. Je trouve que c’est assez étonnant quand même les personnages que vous avez.

Dominique Marchais : Alors je pense que militant, au sens restreint du terme, le seul dans le film c’est Philippe Garcia, c’est celui qu’on voit sur la séquence sur l’Adour dans le bateau. Puisque lui a une association et c’est vraiment un militant qui monte des dossiers et qui d’ailleurs fait un travail extraordinaire de fédération d’autres associations qui travaillaient un peu isolées chacune dans leur coin : la SEPANSO d’un côté, les diverses AAPPMA de l’autre. Lui il est arrivé un peu tout seul et il a réussi à les faire bosser ensemble notamment sur cette question des filets dérivants dans le port de Bayonne qui est un scandale. C’est le seul estuaire en Europe où la pêche professionnelle est autorisée. Donc, effectivement, ce sont des gens qui font de la politique ou du militantisme depuis leur place, depuis leur métier. Patrick Nuques, qu’on voit au début du film, a commencé garde-pêche, puis il est monté dans la hiérarchie de la fonction publique en passant les concours, et maintenant il est directeur d’une unité territoriale du Parc National des Pyrénées. Manon est technicienne de rivière, etc. Au sujet des scientifiques : il faut faire alliance avec les scientifiques, ramener les scientifiques du côté des protecteurs, des défenseurs de la nature plutôt que de les laisser du côté de l’expertise. C’est très important parce que finalement je ne hiérarchise pas. D’une certaine manière, tout le monde dit la même chose, le dit depuis sa case, depuis sa pratique, etc., mais je ne hiérarchise pas la pratique et la parole des scientifiques qui est tout aussi productrice d’émerveillement que la parole de Manon ou de Pierre-Yves qui fait les inventaires. Il est d’ailleurs un scientifique aussi, un naturaliste. Alors, est-ce que je les connaissais ? La plupart on ne les avait vus qu’une fois avant, c’est tout, et pas tous d’ailleurs : Gilles Bareille je l’ai rencontré au moment du tournage. Alors là, on retourne dans l’économie documentaire, c’est-à-dire qu’on y va, on passe une demi-journée dans son labo et la façon dont est l’équipe, on est trois, non quatre, on a une certaine souplesse et cette demi-journée je me rends compte que ce n’est pas suffisant en fait, que c’est vraiment passionnant cette histoire d’otolithe. On reprend date et on repasse une journée complète avec lui. C’est cela aussi l’avantage de ces tournages où il y a des allers-retours de la table de montage au temps de tourner : on dérushe, on retourne tourner parce qu’on a le temps de réfléchir et puis de creuser certains sillons. Vous dites aussi la « douceur », en même temps ce ne sont que des gens qui ont une parole très énergique, très tendue. Je trouve, en tout cas c’est ce que je souhaitais et je crois que c’est à peu près le cas, que c’est un film qui est à la fois lent et rapide, à la fois doux et dur. J’ai l’impression que ça marche. Alors pourquoi ? C’est une alchimie justement entre la rivière, entre la nature, entre les sons d’eau, des oiseaux, tout ça, et les gestes, les moments de silence. C’est ce dosage qu’on fabrique au montage, on a passé énormément de temps au montage avec Camille pour essayer de trouver cet équilibre. C’était pas donné : les premières versions quand on montait Patrick, c’était tellement riche, tellement rapide, on était assommés en fait, on ne pouvait pas tenir le film comme ça. Monter Patrick, puis Florence, puis Philippe : on était accablés. Donc il a fallu trouver le bon ordre, des stratégies : qu’est ce qu’on fait dire à qui ? dans quel ordre ? et puis alterner avec des séquences sans discours mais qui sont nourries des discours qui précèdent comme toutes ces séances d’inventaire.

Pauline : Moi ce que je retiens aussi, c’est que ce sont des gens qui sont passionnés et souvent les gens passionnés sont passionnants quelque soit le sujet. De l’émerveillement, de la découverte, notamment quand on voit les gens aller observer les insectes la nuit, on a envie de comprendre pourquoi ça ne va pas bien. Et quand on essaye de comprendre ces gens mobilisés, ça nous donne envie d’agir pour dénoncer ce qui ne va pas. C’est cela aussi qui ressort du film, c’est de l’émerveillement à l’action pour dénoncer ce qui ne pas, pour protéger et continuer à s’émerveiller de la beauté de la nature et de nos rivières, de nos montagnes, de nos côtes.

Public : Patrick Savary, association Attac. Bien que retraité ayant travaillé 30 ans dans le domaine de l’eau, je dirais d’abord que j’ai trouvé le film, avec un terme très simple, très beau. L’enfant, pêcheur à la truite que j’étais, s’est très bien retrouvé dans la pêcheuse qui pêchait les truites aux vers. Le message principal qui est dans ce film, même s’il y en a beaucoup bien sûr, c’est que vous mettez très bien en évidence qu’aujourd’hui la connaissance existe. Vous l’avez dit vous- même, elle est fragmentée, elle est éparpillée, elle est complexe, et chacun de nous n’a pas la connaissance pour dire « faudrait faire ça », « y’a qu’à », ça ne peut pas marcher comme ça. On a besoin d’experts et, comme on l’a vu aujourd’hui dans le film, les experts ce ne sont pas des gens en cravate, ce sont des gens de terrain qui connaissent leurs choses. Donc on a la connaissance, le problème qu’on a aujourd’hui politiquement, c’est qu’il n’y a pas de débat, c’est-à-dire qu’il y a un refus d’écouter des gens qui ont de la connaissance, qui sont dispersés, qui sont dans des associations, qui sont des scientifiques, etc. On est dans une situation bloquée parce que l’État, les courants politiques majoritaires et le modèle économique qu’ils défendent ne peuvent plus débattre parce que si on débat, il est évident qu’on a gagné. C’est évident qu’on a raison, c’est clair et donc aujourd’hui on est dans une situation politique qui est bloquée : ils ne veulent surtout pas qu’il y ait de débat. Donc je trouve que votre film joue un peu un rôle de lanceur d’alerte. C’est un peu triste : on en est encore à lancer des alertes. À moment dans le film, une jeune fille parle de la passivité de la majorité de la population. On en est encore dans cette situation- là : Comment on fait pour être plus entendu ? Comment on fait pour que l’ensemble de la population voit ce film, comprenne et dise enfin : il faut vraiment changer les choses. Les jeunes dans le refuge des Oulettes de Gaube : c’est génial. On s’aperçoit quand même qu’il y a des jeunes qui ont beaucoup de connaissances, beaucoup de conscience. Le film pose très bien la question du débat : si on arrive à débattre, si tout le monde voyait votre film, je pense que ça bougerait. Merci beaucoup pour tout.

Dominique Marchais : Faudrait réussir à le projeter en comité de bassin en agence de l’eau. C’est là où il aurait sa place. *rire*

Public : Bonjour. Je rebondis sur ce qu’a dit le monsieur, mais j’adore que le film soit un appel à se rassembler et à la solidarité, etc. On n’est pas seul et ça fait du bien.

Dominique Marchais : C’est vrai que le film donne à voir ça aussi effectivement, le fait qu’on n’est pas seul.e.s. C’est assez réconfortant. Je pense qu’on comprend aussi qu’il faut continuer, en tout cas j’ai l’impression qu’on a pas d’autre solution, à miser sur l’intelligence des gens.

Public : La première fois que j’ai vu le film, c’était à La Rochelle, j’ai fait une crise d’angoisse à cause de l’éco anxiété etc. Et en fait, en le revoyant, c’est aussi un film qui rassure beaucoup parce qu’il montre pleins de solutions, qui apprend plein de choses, qui montre des gens hyper motivants, passionnés et passionnants. Donc le revoir une deuxième fois est hyper éclairant, et ça permet d’encore plus profiter du film, donc voilà c’était incroyable.

Dominique Marchais : Merci, ça me fait extrêmement plaisir que vous disiez ça. Et puis ça me fait vraiment plaisir que la deuxième fois soit plus rassurante. *rires* Donc il ne faut pas dire “allez voir le film”, mais “allez le voir deux fois !” *rires* 

Pauline : Tout à fait, et puis je pense que ce qui est aujourd’hui très dur, c’est qu’on ne voit pas ce qui marche. On voit que ce qui ne marche pas, on voit ce qui n’avance pas. Justement on parlait tout à l’heure de la place du débat ou pas. , en En effet, s’il y a un débat c’est nous qui gagnons parce que c’est évident qu’il faut changer, faut changer vite et faut changer loin. La société est prête à changer, les jeunes sont prêts à changer, les vieux sont prêts à changer, tout le monde est prêt à changer mais il faut enclencher le changement et de manière collective. Or c’est nos pouvoirs publics aujourd’hui qui ont ce pouvoir- là, nous on ne l’a pas encore assez, et ils essaient de nous faire oublier qu’on l’a en fait. D’ailleurs on voit que quand on fait du collectif ça marche. Ici tout le monde sait que Bridor est tombé parce que le collectif s’est opposé au projet. Notre-Dame-des-Landes c’est des milliers d’hectares de zones humides sauvées. Pacé, Open Sky c’est tombé. À la Boissière, il y a une zone humide qui a été sauvée. Il y a pleins de projets petits et grands qui sont tombés parce que les gens ont fait collectif, et quand on fait collectif çaon marche. Je pense aussi, il faut le dire, que pour faire collectif c’est l’émerveillement qui compte parce que si les chiffres scientifiques suffisaient, cela ferait longtemps qu’on aurait avancé. Je pense que montrer la beauté, aller dans la rivière, aller voir les salamandres etc., ça nous donne envie de les protéger. Et je pense que c’est ça aussi qu’il faut faire partager comme message : l’émerveillement nous donne envie d’agir.

Dominique Marchais : Bravo, merci !

*applaudissements*

Public : J’ai trouvé la bande son assez magnifique. En contre point avec le propos qui est parfois alarmant, elle fonctionne presque de manière dissonante tant elle gazouille, tant elle introduit une musicalité, une grâce, une légèreté qui est agréable. Il y a un plan, si on laisse de côté les scènes de huis-clos à l’intérieur d’un laboratoire ou d’un gîte, il y a un plan que j’ai trouvé d’un seul coup étouffant, c’est lorsque le militant avec son bateau passe en dessous d’un pont où il y a une quatre voies et il y a un poids lourd qui passe dessus, et c’est le moment dans tout le film où la bande son s’éteint, où elle est recouverte par une espèce de chape. Est-ce que c’était fait exprès ? Est-ce que la bande son a été particulièrement élaborée ? 

Dominique Marchais : Non ce sont ’est les sons du tournage. On a faitJ’avais un travail qui est un travail de nettoyage et puis après de niveau. Et Mais on travaille avec les sons du tournage. Donc oui cette séquence, le moment où il passe sous le pont, finalement c’est des plans qu’il y a dans presque tous mes films, ce genre de plans. Et là, il y en a beaucoup moins dans ce film parce qu’effectivement le film a pris le parti de la rivière et de la beauté comme on a dit. Et c’est pour ça qu’on voit pas d’avions, on entend très peu de bruits de voitures, parce qu’on est presque tout le temps au bord du Gave, que le Gave, il est très encaissé, enfin il est incisé, et les sons des voitures sur les routes de campagne on les entend pas quand on est au bord du Gave. Lui-même d’ailleurs est assez sonore. Parce que cette question qui m’a déjà été posée; certains spectateurs étaient surpris de ne pas entendre plus de bruits de moteurs et se demandaient si j’avais voulu les gommer; et donc c’est lié je pense à la configuration de cette rivière. Finalement quand on est au bord de l’eau, on est dans un pli de la nature, on est protégé de tous ces sons alors que pour le coup dans les films précédents on voit bien que même quand on est dans un bocage, etc. on entend tout le temps des bruits de moteurs; d’avions, de voitures, de mobylettes, de tronçonneuses. Là il y en avait très peu c’est vrai sur la bande son. Alors quand il y a des sons, c’est des sons des cascades, ou bien…

Pauline : Cela fait penser, je ne sais pas si vous connaissez, à cette théorie du retour au dehors ; du retour à la nature, le besoin de nature que l’on a tous. Et justement tous ces sons-là, tous ces sons qu’on entend plus assez, qui sont très réparateurs et qui sont très soignants. On parle de faire l’école du dehors et on en fait ; ma collègue qui est là le fait au quotidien, tous les jours avec des enfants, les remettre dans la nature pour leur apprendre, parce qu’on entend mieux lorsqu’on est au dehors, parce qu’on a pleins de bruits qu’on a oubliés. On n’est pas enfermé, on n’est pas cloîtré, et en fait les bruits du dehors, c’est des bruits qu’on a oubliés et qu’on entend plus assez aujourd’hui. Je pense qu’on a besoin de les réentendre ces beaux bruits. 

Public : C’est peut-être un petit peu hors- sujet, mais le film m’a fait pensé à un autre très beau film que j’ai vu cette année, dans les mois derniers ou l’année dernière, qui s’appelle La Montagne et du coup il y a des proximités pour moi, notamment dans cette idée de faire corps avec un paysage, de fondre un peu dans le paysage qu’on ressent dans le film de Thomas Salvador et qu’on ressent un peu ici aussi, avec ce que vous disiez aussi sur ce son et cette abstraction de ce qu’on peut voir dans l’autre film. Je voulais savoir du coup, pour poser une question quand même, si le choix de la fiction était aussi potentiellement posé pour parler de ça ? 

Dominique Marchais : Alors en fait ce film-là est issu d’un projet de fiction. J’étais en train d’écrire un scénario de fiction qui se passe en partie au bord du Gave d’Oloron et en partie en région parisienne. C’est, dans mon cas, une écriture qui prend beaucoup de temps, et à un moment je me suis dis : bon, j’ai quand même envie de faire encore un film documentaire sur cette rivière parce qu’il y a trop de choses à raconter. Et en fait le Gave, enfin les Gaves en général, sont des rivières un peu idéales pour raconter l’ensemble de la situation car elles concentrent tous les enjeux, on les a déjà presque tous évoqués : l’enjeu énergétique avec l’hydroélectricité, les transitions énergétiques, les énergies renouvelables, l’enjeu agricole avec l’irrigation, l’enjeu de biodiversité, les continuités écologiques, et puis l’enjeu de l’inondation. Et toutes ces problématiques sont évidemment prises dans la super-problématique climat. Et toutes les rivières n’arrivent pas à raconter l’ensemble du problème. Sur le coup, je pensais faire le film assez vite, et puis en fait c’est impossible de faire un film vite. Si on veut qu’il soit bien, ça prend du temps. Mais la fiction maintenant je vais la reprendre, je vais terminer l’écriture et puis j’espère qu’on va réussir à la monter et à la faire, et ça parlera encore de rivières et de … 

Public : Paysages ? 

Dominique Marchais : Oui, forcément. 

Eric Gouzannet : Et le prix Jean Vigo alors ? 

Dominique Marchais : Le prix Jean Vigo, c’est super. C’est une très très bonne nouvelle. En plus c’est un prix qui, je crois que, est attribué pour la première fois à une œuvre documentaire. 

Eric Gouzannet : Bravo !

Dominique Marchais : Merci ! C’est une reconnaissance, c’est un encouragement et c’est un signal aussi. Je pense qu’il va falloir le faire savoir, parce que la situation du cinéma documentaire est compliquée, il y a vraiment des difficultés à financer, il n’y a pas beaucoup d’engagement des chaînes de télévision, ils ont l’impression de faire le job en produisant les films qu’ils produisent pour leur propre antenne. C’est pas la même chose. Presque tous les documentaires aujourd’hui à la télé sont très formatés, il y a une voix off, il y a de la musique, il y a un discours en calibré, c’est pas du tout la même chose. Moi je m’inscris dans une tradition qui commence avec Les Lumières, le cinéma quoi. Et il faut le payer. Ce qui manque beaucoup, c’est les chaînes de télévision. Donc le prix Jean Vigo, c’est quand même un beau prix, un certain prestige, et c’est bien qu’il soit donné à un travail documentaire. Et puis ça va nous aider pour la sortie du film j’espère.

Eric Gouzannet : Le film sortira donc… ? 

Dominique Marchais : Bientôt, dans deux semaines. 

Eric Gouzannet : Le 22 ? 

Dominique Marchais : Le 22 [novembre 2023]. 

Eric Gouzannet : Ici, et dans beaucoup de salles je suppose ? 

Dominique Marchais : Partout. 

Eric Gouzannet : Parlez-en autour de vous. Je voulais souligner quand même la complicité avec Camille et puis moi j’ai trouvé une scène extraordinaire, c’est la scène de la pêche de la femme avec ce montage, quand on passe de la main à la pêche, c’est … Bravo, hein, Camille, si tu y es pour quelque chose, je pense. 

Dominique Marchais : En fait Camille, quand on était en train de filmer Manon, il était lui-même en train de pêcher. 

Eric Gouzannet : C’est un pêcheur. 

Dominique Marchais : Et ça a quand même eu son importance, parce que je parlais de la télé et justement Manon et d’autre jeunes gens, ceux que l’on voit notamment lors de la pêche électrique, ils sont habitués à voir des équipes de télévision filmer parce que c’est des rivières qui sont prestigieuses en fait, et donc au début ils savaient pas trop quoi faire, grosso modo, ils se disaient : « ça va être comme une chaîne de télé », ils s’attendaient à ça. Je me souviens Manon quand elle a vu Camille avec ses petits souliers en cuir, les pieds dans l’eau, commencer à déplier sa canne à pêche, elle s’est dit « ça va pas être comme d’habitude », elle a compris qu’on faisait pas le même genre de travail et qu’on se donnait le temps notamment de pêcher aussi. 

Eric Gouzannet : Prendre son temps. 

Dominique Marchais : Non mais parce qu’avec Manon, il a passé la journée à la regarder pêcher, ou presque, et c’est ça qui fait que la séquence elle est comme ça. Quand elle a vu passer des équipes qui venaient la filmer cinq minutes, elle savait déjà ce qu’ils voulaient entendre et ce qu’ils voulaient voir. Et c’est important, évidemment il y a des attentes, mais il faut rester absolument ouvert à ce qui advient, à ce qui est là, parce qu’on ne te connaît pas quoi, encore. 

Eric Gouzannet : Bravo. Et je voulais terminer, grâce à toi, grâce à vous aussi, l’Arvor a dépassé cette semaine plus de 10 000 entrées. Voilà. Grâce à vous. Merci. 

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Transcription coordonnée par Inès Gobé avec Jules Guillou-Michaud, Adèle Hedrich et Claire Daufresne, élèves de CPGE Lettres et Sciences au lycée Chateaubriand. 

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