Hommage à Jean-Louis Comolli : un an

Un an. Un an ne nous a pas suffi pour accepter ce que la mort de Jean-Louis Comolli signifie pour nous. Un trou, une vacance sans fonds. Il nous manque. Toutes ces questions que nous lui posions à travers nos textes qui restent orphelins de sa parole, da sa voix, de lui. 

Jean-Louis, nous pensons moins bien sans toi, et inlassablement nous le redirons. Nous essayons, malgré ta disparition, de poursuivre ton œuvre parce que nous savons que tu souhaitais qu’il en soit ainsi, parce que, parce que, à lire et à relire, à réfléchir et à reréfléchir, nous savons que ta pensée est vivante, que tu es vivant.

1.

« Jean-Louis Comolli s’en est allé le 19 mai 2022. Je n’ai jamais pu vraiment le voir dans la vraie vie, aurais-je peut-être l’opportunité de ne le penser qu’en “corps et cadre”, encore. Quoi qu’il en soit, je crois qu’une sorte de présence humble s’exprimera toujours. »

L’extrait que vous venez de lire a été écrit par Luna, ancienne élève du lycée Chateaubriand en option cinéma, sur le blog Ces films à part. Le blog, consacré à la critique du cinéma documentaire, était, depuis sa création en 2012, partagé entre les étudiants d’option cinéma-audiovisuel et J-L Comolli. Celui-ci intervenait très régulièrement auprès des élèves, avec un pouvoir didactique très fort (notamment lorsqu’il s’agissait de théorie du cadre) : je vais donc citer un extrait de l’hommage écrit par une autre ancienne élève de Chateaubriand :

« Novembre 2018. Les hypokhâgneux et khâgneux de l’option cinéma-audiovisuel du lycée Chateaubriand étaient conviés à une conférence de Jean-Louis Comolli au théâtre de la Parcheminerie, à Rennes, suivie par la projection de son film Les Deux Marseillaises. Yola Le Caïnec, professeure de cinéma, avait invité le critique et réalisateur pour une rencontre avec la jeunesse rennaise avant la sortie de son ouvrage Cinéma, numérique, survie : L’art du temps, édité à l’ENS Lyon. Jean-Louis Comolli nous parle alors des dangers que recèle pour lui le numérique et son impact sur les modes de représentation du monde. Pour lui, le numérique amplifie la logique de l’abréviation, et avec elle de l’accélération du temps montré à l’écran, conduisant à une simplification de la complexité intrinsèque à l’existence humaine. ».

Plus qu’un théoricien de l’image, il était critique des institutions politiques catalysant la révolte. Né en 1941, il a écrit pour Les Cahiers du Cinéma dont il a été le rédacteur en chef entre 66 et 73. Il a tâché d’apporter une théorie profondément analytique à ses critiques, avant de se lancer dans la réalisation de films lui-même. Il a participé aux Etats-Généraux du cinéma en mai 68 (dont les enjeux portaient sur le redécoupage et le re-façonnement de l’industrie cinématographique), et où il a notamment milité pour l’avènement du cinéma gratuit. Il a également écrit sur le jazz, son autre passion, et abordé la musique dans ses films de la même manière qu’il filmait les humains ; comme si l’objet musical en soi était un corps dans un cadre qui est découpé par l’œil et l’oreille du spectateur. Ce qui donne une polyphonie voire une polyrythmie dans les films de Comolli, c’est à la fois la découverte du film projeté, mais aussi la recherche annexe que l’on mène vis-à-vis de son œuvre écrite, de sa théorie de la praxis dans le cinéma visuel et instrumental. Dans le texte hommage publié par les élèves de Chateaubriand, on retrouve ce rapport fascinant de découverte inhérent au cinéma de Comolli, je cite :

« Un jour, je sors de la librairie avec ce qui matérialisera l’Autre comollien, ce petit livre jaune polémique nommé Une certaine tendance du cinéma documentaire, une de ses œuvres donc. C’est comme si la relation avait pris naissance à partir d’un livre par le biais de sa lecture. En somme, il s’agissait de regarder un homme, déjà là, se construire par des mots qu’il avait lui-même mis au monde. Je lis, je le découvre pour ainsi dire ; et plus qu’une rencontre avec un homme de parole(s), c’est une main tendue m’ouvrant la porte vers la portée éminemment politique du cinéma (et j’entends par cinéma à la fois ce qu’il y a de théorique et de réalisé, étant donné que le film ne peut pas survivre confiné à la salle de projection). Le cinéma, disait Comolli lui-même, se doit d’être politique (et populaire par la même occasion). On ne fait pas du cinéma tout seul. Ce sont des histoires de rencontres, d’individus s’ouvrant mutuellement les uns aux autres. ».

L’œuvre de Comolli est fondamentalement altruiste dans les représentations qu’il nous a laissées. Il a par exemple réalisé un film méconnu avec des élèves qui suivaient un atelier Braille dans un lycée parisien ; ce film reprend des extraits de la Lettre sur les aveugles de Diderot mais inverse les rapports de force d’écrivain et de lecteur ou lectant, car les destinataires du court-métrage ne sont plus « ceux qui voient », mais « ceux qui perçoivent » et dont la perception du contenu filmique est primordiale à la poursuite de l’ordre bilatéral du cinéma. Le film cherche donc à donner voix à ces humains qui, au-delà de leur considération réduite dans les milieux littéraires, sont trop souvent oubliés lorsqu’il s’agit de cinéma. Ce film méconnu s’intitule Lettre aux aveugles, de J-L Comolli, 2009.

Sacha Tosser

2.

« S’il y a un lieu où l’utopie se réalise, c’est bien au cinéma. Par ce terme, j’entends aussi la tentative de passer par-dessus la mort. » 

Cette phrase, Jean-Louis Comolli l’a prononcée dans un entretien avec Céline Leclère en 2003, et il me semble qu’elle prend un sens particulièrement fort aujourd’hui. Parce que Jean-Louis Comolli est mort. Et parce que nous nous trouvons à ce moment même au cœur de l’utopie que peut réaliser le cinéma. Si nous sommes ici ce soir avec mon amie Hélène, c’est parce qu’il y a exactement 11 ans nous étions les étudiantes de Yola Le Caïnec au lycée Chateaubriand, cette enseignante qui nous a fait découvrir un continent cinématographique, en nous parlant pour la première fois de cinéastes tels que les Straub, Costa ou encore Pasolini, et en nous faisant rencontrer Jean-Louis Comolli. Je me rappelle avec quelle simplicité il est venu nous présenter Corps et cadresen s’appuyant sur le film Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa, combien il nous a donné, mais combien aussi il était avide de recevoir de nous, et c’est comme ça que le blog « Ces films à part » est né. Nous entrions dans une relation épistolaire, et nous prolongions sa parole dans l’écriture collective d’un blog qui nous permettait de faire nos premières armes dans le domaine de la critique et de la théorie. 

Sur ses traces, nous nous sommes engagé.es dans la voie du documentaire, comme spectateur.ices et comme cinéastes pour certains d’entre nous, guidé.es par une éthique exigeante et lumineuse. La proposition qu’il nous a faite n’était pas uniquement généreuse (quoiqu’elle le soit infiniment), elle résultait aussi d’un rapport militant au cinéma, impliquant une politique de la forme, mais aussi une politique de la diffusion et de la réception. Le cinéma permet de poser le chantier d’un monde nouveau, et même de le faire advenir à travers nos manières de créer, de regarder et de dialoguer ensemble. Si Jean-Louis a créé autant de vocations parmi nous, c’est non seulement parce qu’il était un créateur et un penseur qui nous a inspiré.es, mais aussi parce qu’il nous a offert à travers ce blog un espace d’écriture et de pensée autour du cinéma, où nous nous sentions légitimes. Ouvrir le cinéma à toustes c’est par le cinéma devenir un corps politique, et le festival de ce soir est né à n’en pas douter de la graine qu’il a semée, en particulier au lycée Chateaubriand. Cette graine, cultivée si soigneusement par Yola, nous rassemble dans ce lieu utopique du TNB, et c’est encore Jean-Louis qui nous apprend à passer par-dessus la mort.

Hélène Gaudu et Hélène Kuchmann

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