Voyages en Italie de Sophie Letourneur (2023) : plongée passionnée dans l’intime d’un dispositif amoureux anticapitaliste. 

Voyages en Italie de Sophie Letourneur (2023) : plongée passionnée dans l’intime d’un dispositif amoureux anticapitaliste. 

            Sophie Letourneur est de retour en salle pour nous jouer un nouveau tour, Voyages en Italie raconte l’histoire de Sophie et Jean-Phi, interprété·e·s respectivement par la réalisatrice et Philippe Katerine, qui pour sauver leur couple décident de partir en vacances et leur choix se fait sur une destination : l’Italie. Letourneur continue dans un cinéma qui n’appartient qu’à elle, dans la lignée d’Enorme (2020), où, mis à part le couple principal, tous les acteur·ice·s sont non-professionnel·le·s et jouent leur propre rôle. La matière filmique est travaillée pour sortir de ses gonds dès le début du film quand dans la scène du bus ses deux protagonistes ne respectent pas les règles : iels portent le masque sous le nez quand à l’arrière-plan tout le monde le porte bien. La scène devient alors programmatique, le film ne cherche pas à respecter des règles, il fait comme si : comme si c’était un documentaire alors que le film est une fiction. Le voyage n’est plus que celui d’un couple qui voyage dans un pays étranger mais aussi du cinéma vers une forme étrangère. Prolongeant avec ce nouveau film son analyse acide et cocasse des relations hommes-femmes initiée avec Enorme, Letourneur embarque le spectateur dans son intimité fictionnelle. 

Le délitement du couple fait rentrer la matière filmique en fusion si ce n’est pas en osmose.   

            Le film commence sur l’envie du couple, dans un bus, de partir en voyage et iels ne sont pas d’accord : Jean-Phi veut aller en Italie et Sophie en Andalousie. Le bus rentre dans une logique de l’entre-deux, en effet il va d’un point A à un point B. Dès lors, ils vont vers une destination comme une histoire va vers une conclusion. Mais les deux personnages ne s’accordent plus comme les maillots de bains des protagonistes : Jean-Phi est en orange quand Sophie est en gris sauf à un moment du film, pendant un cours instant les deux personnages se retrouvent et ont alors une relation intime. Le film montre alors le comique d’un quotidien morne, voire peut-être trop lourd à l’image du pack de lait que Sophie a dans la main en rencontrant Mahault dans la rue. Le film montre les personnages sans aucun désir pour les corps : les personnages sont montrés aux toilettes, sont filmés sans désir dans le plus simple appareil, Jean-Phi est montré nu un très court instant pendant que Sophie remet la couette du lit conjugal. Le film tente de rallumer une flamme dans ce couple qui à l’instar du volcan fume par leur différente dispute mais ne rentre que rarement en fusion. C’est plutôt la matière filmique qui brûle et entre en fusion devant son sujet : Sophie Letourneur travaille une image à la fois numérique et pellicule. Les multiples zooms permettent d’aller toujours plus près de ses personnages et donc de rentrer dans l’intimité de ces derniers. Tout semble se contrarier jusqu’au sein de la forme. La colorimétrie peut faire penser à une image amateure quand le cadre, lui, est d’une minutie d’orfèvre. En effet le placement des acteur·ice·s est toujours terriblement efficace. Par exemple quand le couple discute de l’urbanisme, Jean-Phi dit qu’il vaut mieux un urbanisme dense plutôt que naturel, ce avec quoi Sophie est en désaccord. C’est là qu’entre en jeux la dimension comique du découpage : les personnages s’éloignent l’un de l’autre, montrant qu’ils sont plusieurs à gravir le volcan. Pareil quand ils sont au stand de scooter où Sophie fuit du cadre vers la droite comme si elle connaissait le futur et fuyait le passé que lui raconte Jean-Phi : il a déjà pris avec une de ses ex un scooter chacun et il trouvait ça plus agréable. Alors que le voyage est censé les rapprocher, Jean-Phi par ses mots fait fuir Sophie. Letourneur s’amuse du dérisoire dans le quotidien de ses personnages et le met en scène avec une simplicité qui peut déconcerter, mais qui donne une curieuse impression de proximité avec les personnages projetés sur l’écran de cinéma. Une autre grande idée du film c’est que leur fils Raoul n’est jamais montré à l’écran. Dès lors le centre d’attention et ce qui les maintient ensemble  – puisqu’iels sont fasciné·e·s par le fait de ne pas le perturber – n’est jamais à l’écran. Il occupe leur esprit mais n’est jamais l’intérêt du film. Les personnages sont moins intéressés par leur propre intrigue que le spectateur. Un peu comme dans la vie : c’est là où Sophie Letourneur capte le réel comme personne, les protagonistes ne sont pas au courant qu’ils vivent une aventure digne de la fiction. Iels sont ancré·e·s dans un réel dérisoire qui pourtant, par le dispositif de mise en scène, se fait fiction. 

Le film du « en même temps ». 

C’est un nouveau dispositif que propose Sophie Letourneur : elle est partie en Italie, a filmé ses vacances et revenu pour écrire sur ce même voyage et l’a refilmé sous la forme fictionnelle. Dès lors, le film est marqué par la pénétration du réel par tous les bords de la fiction. Le film est dédié au père des enfants de Sophie Letourneur mais n’a pas pour acteur ce dernier, c’est Philippe Katerine qui interprète Jean-Phi. Le personnage est alors en même temps Sophie Letourneur qui a écrit le personnage et sa source d’inspiration, le père de ses enfants, mais aussi Philippe Katerine qui donne son prénom à la deuxième partie du prénom composé : Jean-Philippe. Ce que propose Letourneur c’est un effet de réel contrôlé : chaque zoom est décidé à l’avance[1]  et c’est ce qui donne la patine documentaire au film, mais certains plans sont impossibles avec une seule caméra et les champs contre champs ne laissent jamais en voir une deuxième. Dès lors, le film se joue de sa proximité entre le documentaire et la fiction, Letourneur crée ici sa propre forme de façon expérimentale. Le film répète régulièrement ce syntagme : « En même temps ». J’ai presque envie de dire que le film est, dans l’intention de plagier Antonin Artaud, une fiction et son double. La fiction cacherait alors le réel et inversement dans un effet de boucle : quand le réel devient fiction, la fiction devient une autre version du réel qui se fictionnalise. C’est en tout cas ce que laisse entendre la mise en scène. En effet, la dernière partie du film montre Sophie et Jean-Phi dans le lit conjugal racontant la fin du voyage qui est lui-même une version fictionnelle de la réalité. La diégèse du film a conscience d’être une version de l’histoire. Le film se déroule en même temps à Paris et en même temps en Italie.  La diégèse travaille constamment le motif du « en même temps » et prend alors conscience de sa place ambivalente entre deux lieux réels et deux lieux théoriques. Le film expérimente constamment en posant le film dans l’entre-deux programmé par le bus. Si le film est à la fois fiction et documentaire puisqu’il parle de l’intimité de sa réalisatrice il est aussi une plongée générale dans la définition du couple. Si les plans sur la Sicile, filmés à l’instant magique, sont jolis mais jamais sublimés par l’étalonnage, le plan qui m’a le plus touché est celui où Sophie vient se coucher sur Jean-Phi à la fin du film. On ne sait pas s’iels se sont retrouvé·e·s, en tout cas les corps se touchent. C’est aussi ça que j’aime dans le cinéma de Sophie Letourneur, c’est un cinéma qui filme des corps. Elle filme aussi bien le physique stéréotypé viril des magazines quand Sophie a besoin de descendre du volcan que le physique d’un cinquantenaire bien trop rare dans la fiction. On peut noter la présence des menstruations de Sophie qui lui prend la tête et qui la pousse à le répéter. Or, c’est à cause de ce qui se passe à l’intérieur de son corps que Jean-Phi quand il tente enfin un rapprochement sur le scooter et essaye de lui toucher les parties intimes est rejeté : à l’instar de Jean-Phi, le spectateur voit l’intimité de Sophie, y est confronté mais ne peut y rentrer avant la fin du film. Voire, l’intimité de cette Sophie n’est que celle qui est montrée par Letourneur, le spectateur n’a accès qu’à une fiction de l’intimité. Mais cette séquence répond aussi à Sophie qui met une nuisette lors de la première nuit à l’hôtel, le spectateur sent bien qu’elle a fait un effort mais Jean-Phi, lui, s’en fiche, le désir n’est plus. Dans la conscientisation de la fiction par ses personnages, iels constatent elles·eux-mêmes que le film est marqué par le double. Je pourrais m’amuser à relever chaque occurrence du double mais trois autres m’intéressent particulièrement. C’est d’abord le stand de scooter, où la première fois c’est Jean-Phi qui râle parce qu’il ne veut pas qu’iels soient en même temps sur le scooter et préférerait n’en prendre qu’un. Il est alors contraint de s’adapter. Le scooter offre un atout majeur : il rapproche les corps de Jean-Phi et Sophie. Puis la deuxième fois où iels sont au stand c’est Sophie qui s’offusque qu’il n’existe pas sa taille de chaussure et Jean-Phi lui renvoie l’argument que tout le monde est en même temps entre deux pointures comme le film oscille entre le documentaire et la fiction. Il y a le même effet de circularité de l’énervement mais inversé avec l’hôtel : dans le premier c’est Sophie qui dit « moi je reste pas dans cet hôtel » et qui initie le mouvement pour une sortie en amoureux, dans le second c’est Jean-Phi qui veut sortir et initie le mouvement du couple. Le couple pourrait alors se définir comme un mouvement circulaire dont chaque partie tire l’autre vers le mouvement contraire à sa volonté personnelle qui finalement s’équilibre. Le film est une boucle, entre ses séquences mais aussi dans son intégralité, il commence à Paris et finit à Paris. Le voyage n’est qu’une parenthèse, un entre-deux pour revenir à un même quotidien, seulement, il est plus long que le simple voyage de bus. Le voyage en Italie est alors le moyen de voyager entre les formes et en même temps de raconter un quotidien ordinaire poétisé par son montage. Si les situations sont écrites dans le séquencier, la discussion sur la densité est recréée au montage, dès lors Sophie Letourneur cherche à recréer le réel, à percer la sphère intime et en même temps à trouver la fiction dans ce qui se passe. Le film, s’il est celui du en même temps est alors un film qui discute avec lui-même. Le couple c’est à deux, et si les personnages passent leur temps à se crier dessus c’est parce que la discussion est devenue compliquée.  Le voyage est alors une prise de position vis-à-vis de la théorie cinématographique : si un film est un voyage, Letourneur prend le parti pris de n’en montrer que la partie la plus réelle, et interroge sur notre propre rapport à l’image et à la fiction. Parce qu’en effet, c’est avec le plus simple des gros plans sur la réunion de ces deux corps que l’émotion ineffable au regard de ces deux personnes tirées de leur quotidien se crée. Le voyage est une fiction qui est chevauchée par le quotidien puisqu’iels sont dans l’attente constante du retour pour revoir Raoul ; quand Jean-Phi se met à l’eau dans une des scènes à la plage et que Sophie lui dit qu’elle a raté un appel de sa mère, Jean-Phi sort de ce moment où il s’était déconnecté de celui-ci et avait plongé dans la fiction pour revenir sur le réel. Dans son expérimentation des formes, Letourneur crée un cinéma qui n’appartient qu’à elle, elle offre une vraie proposition qui n’existe nulle part ailleurs. D’ailleurs le voyage est comme un film, il existe en même temps au moment où on le vit mais aussi dans nos souvenirs. 

Le couple à l’heure du capitalisme, la normativité de l’image et du rêve. 

            Si je me suis surtout épanché sur l’analyse du dispositif du film c’est parce que c’est la première chose qui m’a frappé. Or, en regardant l’arrière-plan des rues parisiennes que filme Letourneur, il y a une chose que j’ai pu noter : l’arrière-plan est peuplé de banques. Qu’elles soient dans le champ, le contre-champ ou les deux, le monde de la finance pénètre l’arrière-pensée des personnages de façon inconsciente. Dès lors, quand Sophie cherche une destination de vacances, la dimension économique est tout de suite en jeu : atterrir à Malaga coûte 69€, chiffre répété par Jean-Phi pour sa dimension potache mais ce qu’il signifie est bien plus pernicieux, les voyages sont en fait des désirs érotisés par l’économie. Parce que oui, si les protagonistes ne se désirent plus, c’est aussi parce qu’ils sont entourés par une vision phallocentrée du désir qui frappe dès l’apparition du titre du film ou « voyages » est séparé d’  « en Italie » par un phallus au centre du cadre sur une statue romaine. Y répond la photo que prend Jean-Phi de Sophie devant une statue en bronze dont les parties génitales sont brûlantes. C’est aussi de ça que parle Voyages en Italie : d’un couple bercé par les images d’un désir soumis au marketing. C’est pourquoi le film montre une publicité de l’hôtel dans lequel un couple est heureux et se jette sur lit pour consommer leur désir. Or, quand les personnages le font, Jean-Phi n’a qu’une seule envie : dormir. Parce que le couple ne peut pas correspondre à cette image, iels sont maladroits comme en témoignent les balbutiements de Jean-Phi dès qu’il doit parler en italien, balbutiements qui offrent pourtant une certaine beauté derrière la caméra. Les personnages sont à l’écart de ce désir marketé parce qu’il est inaccessible, impossible. Pourtant ça n’empêche pas Jean-Phi d’avoir envie de se mettre à la musculation après que Sophie ait eu l’aide d’un homme torse nu bodybuildé pour l’aider à descendre le volcan : le désir qui nous est vendu influence nos désirs, même si la personne que l’on aime s’en fiche. Enfin, le voyage en Italie est le voyage qui est conseillé à Sophie par tout le monde. Le principe de séquences en empilements au début du film qui ne font que de répéter, comme son amie au téléphone : « Bah va en Italie » montre bien que c’est un voyage que tout le monde fait. C’est aussi pourquoi Sophie est acharnée et accrochée au guide du routard. D’abord parce que le comique de répétition est savoureux, mais surtout parce qu’il permet de dénoncer une standardisation des vacances comme si la composante aléatoire n’existait pas. Quand iels vont aux endroits indiqués dans le guide, les lieux sont fermés. Dès lors, à vouloir suivre le mouvement, Sophie et Jean-Phi se sont fermés à un voyage qui leur ressemble pour faire le voyage d’autres. Alors que le film se projette dans l’intimité, il montre que le désir intime se ferme à cause de l’extérieur. Quand, à la fin du voyage, Sophie et Jean-Phi arrivent en haut du volcan qu’iels définissent comme un « grand trou », iels n’en font pas le tour comme les autres. C’est aussi quand les personnages se mettent à nu émotionnellement qu’iels consomment leur désir érotique : c’est quand iels vont au-delà de ce qu’on vend du désir que les personnages en éprouvent. Finalement c’est quand on retrouve son originalité, sa façon de faire, que le désir revient. Le voyage est alors une reconnexion avec l’intime qui est d’ailleurs le but de celui-ci pour les personnages.

C’est peut-être ça que je trouve merveilleux avec Voyages en Italie. Il dissèque le couple moderne avec un regard anatomique pour en faire ressortir le plaisir du corps, l’intimité de chacun. Comme Letourneur, finalement, qui utilise la sienne comme matière filmique. Il y a une recherche constante de faire intime avec l’extérieur puisqu’elle propose sa vision de son intimité mis au contact d’un extérieur qui lui impose une intimité, dans une proposition singulière comme chaque couple l’est. Le film est une parenthèse ensoleillée qui m’a mis en joie aussi bien qu’il m’a fasciné. 

Pierre Borowczak.


[1]Information recueillie dans l’interview suivante : https://www.youtube.com/watch?v=WokBfup8M4M : S’affranchir du cinéma Mainstream : entretien avec Sophie Letourneur – Guim Focus

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